Les incompatibilités médicamenteuses en 2015 : encore une mission du pharmacien d’établissement de santé?

Bertrand Guignard1,, M.Sc., Ph.D., Liliane Gschwind1, M.Sc., Ph.D., Caroline Fonzo-Christe1, M.Sc., Ph.D.

1Pharmaciens, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Genève, Suisse

Reçu le 7 septembre 2015; Accepté après révision le 11 septembre 2015

« Est-ce que ces deux médicaments injectables sont compatibles pour une perfusion en Y? Le patient n’a qu’une voie veineuse et reçoit déjà de l’héparine non fractionnée en perfusion intraveineuse continue, alors que je dois passer 1 gramme de vancomycine sur 1 heure ». Quel pharmacien d’établissement de santé n’a encore jamais entendu ce genre de question? Si cette thématique est connue de longue date, elle reste d’actualité pour tout pharmacien présent dans les unités de soins, en particulier dans les milieux de soins critiques où les patients reçoivent souvent plus de médicaments qu’ils n’ont d’accès veineux. Elle fait partie intégrante des missions du pharmacien qui met à disposition des informations sur le médicament1.

Le terme « incompatibilité » doit être distingué du terme « interaction ». Alors que les interactions se produisent in vivo en raison des processus pharmacocinétiques de l’organisme ou de la pharmacodynamie des médicaments, les incompatibilités surviennent généralement avant que les médicaments n’atteignent le patient, principalement dans une poche ou une ligne de perfusion. Les incompatibilités sont la conséquence de réactions physiques ou chimiques entre plusieurs médicaments, mais aussi entre des médicaments et des solvants ou des adjuvants, ou le matériel utilisé (plastiques des poches, tubulures, robinets et prolongateurs)2.

En principe, il faut éviter de mélanger différentes solutions parentérales. Cependant, l’administration de médicaments injectables sur des voies séparées peut devenir problématique pour certains patients qui doivent recevoir un grand nombre de médicaments injectables en continu sur 24 heures (p. ex. dans les unités de soins intensifs) ou qui ont un nombre restreint d’accès veineux (p. ex. dans les services de néonatologie). Dans de telles situations, plusieurs médicaments seront inévitablement amenés à entrer en contact, parfois après un mélange dans une même poche ou une même seringue, et souvent lorsque deux lignes de perfusion se rencontrent via une connexion en Y. La plupart des réactions d’incompatibilité médicamenteuse dépendent de la concentration des médicaments et du temps de contact entre les médicaments.

Les deux grands facteurs de risque pour la survenue d’incompatibilités durant une perfusion en Y sont donc l’administration de solutions peu diluées (par exemple dans un contexte de restriction hydrique exigeant une concentration des solutions administrées) et l’utilisation de prolongateurs entre les lignes de perfusion et le patient (par exemple pour permettre plus de mobilité au patient)3. Le pharmacien peut jouer un rôle important en raison de son expérience clinique et de son expertise dans la compréhension des phénomènes physico-chimiques associés aux incompatibilités. Il peut soutenir les équipes médico-soignantes dans la gestion des perfusions pour les différentes voies veineuses, en offrant une formation au chevet du malade ou en élaborant des tableaux de compatibilités médicamenteuses en fonction de données de la documentation scientifique ou de tests in vitro qu’il peut réaliser en laboratoire.

Les incompatibilités physico-chimiques entre médicaments intraveineux entraînent des évènements indésirables médicamenteux qui peuvent être prévenus. La détection de ces incompatibilités peut entraîner de fortes répercussions sur l’efficacité et l’innocuité de la pharmacothérapie. La prévention de leur survenue fait partie des cinq domaines auxquels il faut accorder la priorité pour éviter les erreurs liées à l’administration des médicaments injectables4. Les incompatibilités d’ordre physique peuvent conduire à la formation d’un précipité, à l’obstruction de cathéters, à une irritation veineuse et à des embolies pulmonaires ou rénales. L’obstruction d’un cathéter peut être problématique chez des patients immunosupprimés, puisque le changement de la voie veineuse obstruée exposera le patient à un risque infectieux. Des embolies secondaires à la précipitation de médicaments n’ont été documentées que dans quelques rares cas, mais avec des conséquences parfois létales.

Nous retiendrons deux exemples d’incompatibilités rapportées avec des conséquences cliniques. Le premier concerne les embolies pulmonaires provoquées par des cristaux de phosphate de calcium provenant de nutritions parentérales administrées au long cours57. Depuis, diverses stratégies ont été mises au point pour limiter le risque de formation de phosphate de calcium peu soluble, comme le recours à des courbes de précipitation pour que les concentrations critiques de ces deux électrolytes ne soient pas dépassées, ou encore le remplacement des sels de calcium et de phosphate anorganiques par des sels organiques, moins susceptibles de précipiter8.

Le second exemple concerne plusieurs cas signalés par la Food and Drug Administration (FDA) de précipitation de complexes de ceftriaxone et de calcium au niveau rénal et pulmonaire chez des nouveaux nés, principalement prématurés9. De manière surprenante, l’un de ces nouveau-nés avait reçu la ceftriaxone et le calcium par des voies différentes et à des moments différents, suggérant une précipitation in vivo; c’est d’ailleurs le seul cas de précipitation in vivo rapporté à ce jour dans la documentation scientifique. Cette incompatibilité entraîne des risques cardio-pulmonaires réels chez le nouveau-né, qui doivent être connus10. Qui dit précipitation dit également formation de particules. Les conséquences d’une charge particulaire importante, notamment chez des patients pédiatriques dans les unités de soins critiques, commencent à être décrites dans la documentation scientifique. Une association a notamment été mise en évidence entre une forte charge particulaire et l’apparition d’un syndrome de réponse inflammatoire systémique11.

Face à cette question des incompatibilités médicamenteuses aux conséquences potentielles graves et dont la fréquence est probablement sous-estimée, le principe de précaution prévaut. Néanmoins, il faut également prendre en compte le risque lié à la pose d’accès veineux supplémentaires chez un patient. Le pharmacien ou le soignant ont à disposition de nombreux ouvrages de référence et bases de données contenant des résultats de tests d’incompatibilités médicamenteuses1214. La plupart de ces données ont été obtenues après analyse des mélanges 1:1 de deux médicaments en solution pendant différentes durées. La recherche de particules visibles à l’oeil nu sur un fond noir ou de particules non visibles par blocage de la lumière permet d’évaluer la compatibilité physique. Un dosage par chromatographie en phase liquide à haute performance (HPLC) permet d’évaluer la compatibilité chimique. Ces données ont toutefois plusieurs limites. Tout d’abord, elles ne sont valables que pour les concentrations et les durées de contact testées. Ainsi, elles ne peuvent servir de façon formelle que si les concentrations des médicaments à administrer sont inférieures ou égales aux concentrations testées. De plus, certains médicaments testés ne l’ont pas été dans tous les solvants disponibles (p. ex. uniquement dans du soluté isotonique salin) et la composition de certains médicaments peut varier d’un pays à l’autre. Les données ne sont donc formellement valables que si le solvant utilisé et la composition du médicament sont les mêmes. Enfin, les mélanges testés ne contiennent que deux médicaments à la fois. Les données ne sont donc valables que pour ces mélanges de deux médicaments, alors que certains patients polymédiqués reçoivent plus de deux médicaments en même temps par un même accès veineux.

L’absence de données publiées peut poser problème dans certaines situations, par exemple pour l’administration d’un médicament à des concentrations élevées ou l’administration d’une nutrition parentérale dont la composition varie pour chaque produit. Les tests effectués directement par le pharmacien ou le soignant peuvent alors être très utiles à la pratique quotidienne dans une institution donnée15, comme le montre l’article de Pérez Juan et coll. dans la rubrique « Recherche » du présent numéro16. En plus de présenter les tests de compatibilité effectués, l’article offre un tableau qui peut permettre aux soignants de l’unité de soins de détecter rapidement d’éventuelles incompatibilités.

Alors que des données d’incompatibilité représentent une contre-indication claire à l’administration concomitante de médicaments dans une même poche ou en Y, l’absence de telles données (données inexistantes ou portant sur des concentrations inférieures à celles à administrer) représente une zone grise où une décision doit être prise en fonction du contexte. Le pharmacien clinicien peut apporter une réelle valeur ajoutée en analysant la situation en pratique : Le patient a-t-il d’autres accès veineux? Est-il possible de lui poser une voie veineuse supplémentaire? Un des médicaments pourrait-il être administré par une autre voie (p. ex. par la bouche, par sonde naso-gastrique, par timbre transdermique, par voie sous-cutanée)? Si l’administration concomitante, sur une même voie veineuse, de deux médicaments pour lesquels il n’existe pas de données de compatibilité est inévitable, il faut au moins minimiser le temps de contact en les administrant en Y plutôt que dans une même poche et en évitant les prolongateurs. Il faut également administrer ensemble les médicaments ayant un pH similaire.

Le pharmacien clinicien peut également apporter une expertise dans le domaine des dispositifs médicaux qui peuvent être utilisés pour prévenir les risques d’incompatibilité. De manière générale, le recours à des filtres en ligne peut fournir une sécurité supplémentaire en cas de précipitation d’un médicament. Les filtres en ligne réduisent en outre la charge particulaire administrée, ce qui peut être bénéfique pour certaines populations de patients (p. ex. patients pédiatriques dans les unités de soins critiques). D’autre part, de nouveaux dispositifs prometteurs apparaissent sur le marché et permettent une séparation physique des fluides administrés de manière concomitante17. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que l’évaluation de données de compatibilité est subjective et que leur interprétation peut varier d’un pharmacien clinicien à un autre18. Dans la mesure du possible, une évaluation des cas compliqués par plusieurs pharmaciens cliniciens est donc souhaitable.

Selon notre expérience et au vu de ce qui est décrit plus haut, la prévention des incompatibilités médicamenteuses fait clairement partie intégrante des missions du pharmacien clinicien qui travaille dans les services à hauts risques où l’utilisation des médicaments injectables est quotidienne.

Financement

Aucun financement en relation avec le présent article n’a été déclaré par les auteurs.

Conflits d’intérêts

Les auteurs ont rempli et soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. Les auteurs n’ont pas rapporté de conflits d’intérêts en relation avec le présent article.

Références

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Pour toute correspondance : Bertrand Guignard, Pharmacie, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Rue Gabrielle-Perret-Gentil 4, 1211 Genève, SUISSE; Téléphone : +41 22 372 39 63; Télécopieur : +41 22 372 39 90; Courriel : bertrand.guignard@hcuge.ch.

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PHARMACTUEL, Vol. 48, No. 3, 2015