Marc Parent1,2, B.Pharm., DPH, M.Sc.
1Pharmacien, Centre hospitalier universitaire de Québec-Université Laval, Hôpital Saint-François d’Assise, Québec (Québec) Canada;
2Professeur agrégé de clinique, Faculté de pharmacie, Université Laval, Québec (Québec) Canada
Reçu le 3 février 2017; Accepté après révision le 14 février 2017
Il semble évident que l’ajustement des doses de médicaments prenant en compte l’altération des voies d’élimination est un moyen qui favorise l’usage optimal des médicaments. La première étape d’un ajustement approprié consiste en l’estimation la plus précise possible de la fonction des organes d’élimination. La fonction rénale est certes celle qui est la plus étudiée et la plus importante dans le processus d’élimination. Les pharmaciens sont certainement les professionnels les plus sensibilisés au besoin de procéder à ces ajustements et ont été les apôtres de l’estimation de la fonction rénale au moyen de diverses équations, dont la plus importante est sans doute celle de Cockroft-Gault1. De façon étonnante, malgré ses 40 ans d’âge et sa validation qui ne respecte plus les standards d’aujourd’hui, cette équation demeure très populaire. L’article de Legris et Desforges, publié dans ce numéro du Pharmactuel, est d’actualité puisqu’il trace l’historique et fait état des diverses méthodes d’évaluation de la fonction rénale2.
La remise en question de l’attachement que démontrent les pharmaciens à l’endroit de la méthode de Cockroft-Gault doit reposer sur des données probantes, et les auteurs présentent toutes les variables qu’il faut connaitre pour que l’évaluation des forces et des faiblesses de chaque méthode permette au clinicien d’agir de manière appropriée. Déjà en 2008, des pharmaciens hospitaliers canadiens mentionnaient l’attachement quasi dogmatique des pharmaciens à la méthode de Cockroft-Gault, qui accusait l’âge, et ils proposaient une mise à jour3.
Legris et Desfroges précisent de façon fort pertinente que la controverse n’a pas totalement disparue et que l’évaluation de la fonction rénale de certains groupes de patients demeure imprécise. C’est le cas des personnes dont la fonction rénale est instable, des personnes âgées, vulnérables, fragiles et des personnes obèses4. Malgré les nombreuses études réalisées auprès de patients obèses, les auteurs de l’équation CKD-EPI n’ont pas retenu le poids comme une covariable qui augmente significativement la précision de l’estimation5.
N’oublions pas que ces équations sont des outils qui offrent une approche pratique et abordable, qui permettent d’estimer la fonction sans devoir procéder à des tests spécifiques et invasifs. Une estimation comporte donc intrinsèquement sa part d’incertitude. À titre d’exemple, rappelons que lors des validations, la marge acceptée entre la valeur estimée et celle mesurée est respectivement de 35 % et de 30 % pour l’étude de validation de Cockroft-Gault et de CKD-EPI1,6.
Il importe de souligner que le déclin de la fonction rénale survient dans deux grandes populations. D’une part, les personnes atteintes de maladies rénales verront décliner rapidement cette fonction à un plus jeune âge, ce qui peut les conduire à la dialyse vers l’âge de 60 ans6. D’autre part, les personnes sans maladie rénale verront leur fonction rénale décliner d’environ 1 ml/min et par année, mais elle pourra atteindre des valeurs cliniquement significatives7. Les agences réglementaires, comme la Food and Drug Administration (FDA), exigent généralement des études de pharmacocinétique portant sur les personnes atteintes d’insuffisance rénale sévère (Clairance de la créatinine inférieure à 15 ml/min), pour les médicaments qu’ils sont susceptibles d’utiliser8. Il en va autrement des personnes âgées, dont le degré d’insuffisance rénale peut être modéré et qui peuvent recevoir presque n’importe quel médicament disponible et requis pour leur état. Ainsi, la qualité des données probantes dont nous disposons pour prendre une décision clinique éclairée peut être extrêmement variable et, dans certains cas, ces données ne sont pas disponibles.
L’insuffisance rénale sévère n’est pas uniquement caractérisée par le déclin de la fonction rénale, mais aussi par un ensemble de variations métaboliques qui peuvent affecter la pharmacocinétique et la pharmacodynamie des médicaments et particulièrement la liaison protéique8. Ainsi, de nombreuses variables doivent être prises en compte. Malheureusement, les cliniciens disposent de très peu d’études cliniques qui valident les ajustements de dose en fonction des paramètres d’efficacité et de sécurité des médicaments.
L’article de Legris et Desforges nous rappelle aussi que les méthodes de Cockroft-Gault d’une part et les méthodes plus récentes d’évaluation de la fonction rénale d’autre part n’évaluent pas la même chose2. Il importe de distinguer la clairance de la créatinine (ml/min) du taux de filtration glomérulaire standardisée pour une surface corporelle (ml/min/1,73m2). Comme l’ensemble des médicaments ne sont pas tous éliminés par sécrétion tubulaire, ou le sont généralement dans des proportions différentes de la créatinine endogène, il importe de garder à l’esprit ces différences, qui font que Cockroft-Gault peut surestimer l’élimination rénale des médicaments non sécrétés.
Les auteurs invitent les cliniciens à appliquer leur jugement clinique dans les situations où les équations d’estimation sont imprécises. Or le jugement clinique est une notion molle qu’il est assez difficile d’appliquer systématiquement. Exercer son jugement clinique dans ce cas ne consiste probablement pas à tenter de soupeser les différentes méthodes pour déterminer la valeur de la clairance à la créatinine sur laquelle il faut se baser. Le clinicien doit probablement garder en mémoire que cet ajustement de médicament vise à obtenir l’effet thérapeutique désiré, tout en évitant un surdosage certain si la dose usuelle était administrée. Ces estimations servent donc globalement à déterminer la dose de départ ou à l’ajuster en cours de route en présence d’une fonction rénale déclinante ou instable. Le travail clinique consistera donc à faire en sorte que l’objectif clinique soit atteint et que le patient ne subisse pas d’effets indésirables dus à la dose. La prudence s’impose lorsque nous interprétons des résultats numériques dans une science clinique. C’est véritablement au chevet des patients, en évaluant la réponse clinique et les effets indésirables de chacun d’eux que les cliniciens peuvent prendre des décisions éclairées et pertinentes sur la pharmacothérapie.
Ainsi, les trois éléments que sont l’estimation de la fonction rénale, la surveillance de l’efficacité et la surveillance de la toxicité représentent la démarche clinique la plus apte à offrir une pharmacothérapie adaptée aux besoins des patients ayant une fonction rénale altérée. Cette triade est probablement la meilleure façon d’exercer ce fameux jugement clinique dans un processus continu, et non ponctuel, d’évaluation de la fonction rénale.
L’évaluation de la fonction rénale est une activité quotidienne du pharmacien d’établissement. Elle lui permet d’adapter la thérapie afin que le patient bénéficie de la dose optimale sans risque d’accumulation et de survenue d’effets indésirables. La connaissance des outils mis à notre disposition, de leurs forces et de leurs limites, constitue la première étape d’une décision clinique éclairée. Cependant, au-delà de ces estimations et de leurs limites intrinsèques, le clinicien doit toujours se rappeler qu’il doit traiter un patient et que l’atteinte des objectifs thérapeutiques de façon sécuritaire demeure l’ultime finalité.
Aucun financement en relation avec le présent article n’a été déclaré par l’auteur.
L’auteur a rempli et soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. L’auteur n’a déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec le présent article.
1. Cockroft DW, Gault MH. Prediction of creatinine clearance from serum creatinine. Nephron 1976;16:31–41.
2. Legris ME, Desforges K. Ajustement posologique : pour un choix éclairé de la formule d’estimation de la fonction rénale. Pharmactuel 2017;50:34–44.
3. Dersch D, McCormack J. Estimating renal function for drug dosing: rewriting the Gospel? Can J Hosp Pharm 2008;61:138–43.
4. Michels WM, Grootendorst DC, Verduijn, Elliott EG, Dekker FW, Krediet RT. Performance of the Cockroft-Gault, MDRD, and new CKD-EPI formulas in relation to GFR, age, and body size. Clin Am J Soc Nephrol 2010;5:1003–9.
5. Stevens LA, Schmid CH, Zhang YL, Coresh J, Manzi J, Landis R et coll. Development and validation of GFR-estimating equations using diabetes, transplant and weight. Nephrol Dial Transplant 2010;25:449–57.
6. Hansberry MR, Whittier WL, Krause MW. The elderly patient with chronic kidney disease. Adv Chronic Kidney Dis 2005;12:71–7.
7. Lindeman RD, Tobin JD, Shock NW. Association between blood pressure and the rate of decline in renal function with age. Kidney Int 1984;26:861–8.
8. U.S. department of health and human services Food and Drug Administration. Center for drug evaluation and research (CDER). Guidance for industry. Pharmacokinetics in patients with impaired renal function — study design, data analysis, and impact on dosing and labeling. March 2010. [en ligne] http://www.fda.gov/downloads/Drugs/Guidances/UCM204959.pdf (site visité le 3 février 2017).
PHARMACTUEL, Vol. 50, No. 1, 2017