Les défis de l’évaluation des anomalies de la fonction hématologique des personnes âgées

Philippe Bouchard1, B.Pharm., M.Sc., BCOP

1Pharmacien, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, Hôpital Maisonneuve-Rosemont, Montréal (Québec) Canada

Reçu le 8 mars 2019: Accepté après révision le 13 mars 2019

Les pharmaciens d’établissements de santé participent régulièrement à l’évaluation de possibles réactions indésirables aux médicaments. Il existe une panoplie de sources d’information sur les effets indésirables rapportés avec les différentes molécules1,2. Toutefois, il est parfois très difficile d’établir avec certitude qu’un effet observé est réellement attribuable à l’exposition à un médicament en particulier. Un outil comme l’algorithme de Naranjo permet d’estimer la probabilité de l’existence d’un tel lien3. Lorsqu’un effet se résout à l’arrêt de l’exposition et réapparait en cas de réexposition, le degré de certitude de l’existence d’un tel lien augmente considérablement. Il n’est toutefois pas toujours possible ou adéquat de réexposer un patient à une molécule soupçonnée d’induire un effet indésirable.

Lors de l’évaluation du lien de causalité entre un médicament et un effet indésirable, l’élément le plus difficile à juger demeure probablement l’exclusion des autres causes pouvant provoquer l’effet observé. L’état de santé du patient, qui souffre de problèmes connus ou inconnus, peut expliquer le phénomène sans qu’un médicament soit en cause. L’exclusion des autres causes raisonnables pouvant expliquer l’effet observé est l’un des éléments pris en compte dans l’utilisation du score de l’algorithme de Naranjo3.

Dans cette édition du Pharmactuel, Almassy rapporte un cas de neutropénie attribuée au lévodopa-carbidopa4. L’analyse de cette situation illustre bien la difficulté à laquelle le pharmacien d’établissement est confronté pour se prononcer sur la probabilité d’un lien de cause à effet entre l’exposition à un médicament et l’apparition d’un effet indésirable.

Le fait que plusieurs classes de médicaments ont le potentiel d’induire une neutropénie, principalement les antinéoplasiques, est très bien documenté2. Toutefois, le mécanisme d’action ou la classe pharmacologique d’un grand nombre d’autres molécules sont tels qu’elles ne devraient pas produire d’effet hématologique. Pour plusieurs de ces molécules, les articles scientifiques ne rapportent des anomalies hématologiques que de façon anecdotique. Il est donc primordial d’examiner avec attention le diagnostic différentiel des cytopénies légères, particulièrement chez la personne âgée. Les cytopénies sont fréquentes dans cette population et l’investigation complète peut être complexe et invasive, puisqu’elle nécessite une biopsie de moelle osseuse pour permettre un diagnostic approprié5.

Le système hématopoïétique est responsable de la production des cellules présentes dans le sang : globules rouges, globules blancs et plaquettes. Le rythme de croissance cellulaire de ce système est impressionnant : chaque seconde, un adulte produit deux millions de nouveaux globules rouges6. L’équilibre de ce système repose sur un apport nutritionnel adéquat, comportant de la vitamine B12 et de l’acide folique, des minéraux comme le fer, et une foule de facteurs de croissance (érythropoïétine et autres)5. L’inflammation aiguë ou chronique peut également interférer avec le processus normal et entrainer des cytopénies5.

Les maladies qui affectent le système hématologique sont nombreuses et peuvent être de nature cancéreuse (leucémie, lymphome, myélome) ou non (syndrome myélodysplasique, anémie aplasique). L’incidence du syndrome myélodysplasique augmente avec l’âge et se manifeste par des anomalies progressives de la formule sanguine, le plus souvent l’anémie7. Le diagnostic du syndrome myélodysplasique requiert une biopsie de moelle osseuse7.

On sait désormais qu’il existe des états précurseurs pour certains cancers hématologiques, qui sont présents pendant de longues années avant la déclaration de la maladie. Heureusement, ces états ne causent pas toujours le développement de la maladie hématologique. Par exemple, on observera dans une partie de la population une production monoclonale d’immunoglobuline sans critère diagnostique de myélome multiple (MGUS monoclonal gammopathy of undetermined significance). Cet état est considéré comme précurseur du myélome multiple, mais la maladie se développe au rythme de 1 % par année selon les estimations7. Il existe également un autre état similaire, soit la lymphocytose monoclonale B (MBL monoclonal B lymphocytosis), qui peut progresser vers la leucémie lymphoïde chronique7.

Des découvertes récentes permettent de mieux comprendre le processus du vieillissement de l’hématopoïèse. Une proportion de personnes âgées développe une population de cellules souches hématopoïétiques clonales (10 % chez des personnes 65 ans et plus)810. Cet état est désormais connu sous le nom d’hématopoïèse clonale (CHIP clonal hematopoiesis of indeterminate potential). Il représente un risque important de développement subséquent de cancer hématologique810. L’analyse du matériel génétique de ces cellules clonales révèle fréquemment des mutations (DNMT3A, ASXL1 et TET2), souvent retrouvées dans deux maladies hématologiques courantes chez les personnes âgées : le syndrome myélodysplasique et sa transformation en cancer hématologique, la leucémie myéloïde aiguë710. Plusieurs découvertes portant sur l’hématopoïèse clonale proviennent du Centre de recherche de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont à Montréal10.

Au cours du vieillissement de l’hématopoïèse, on observe une tendance à l’anémie et au développement de maladies qui affectent la lignée myéloïde7. Des anomalies de la formule sanguine peuvent apparaître sans que l’on puisse poser un diagnostic de maladie hématologique. Ces cytopénies de signification indéterminée (ICUS idiopathic cytopenia of undetermined significance) peuvent être détectées chez les personnes âgées5,10. L’évolution de l’espèce humaine aurait-elle favorisé un système hématopoïétique robuste et vigoureux durant les premières années de la vie au prix d’une tendance à des anomalies hématologiques à un âge avancé ? Le système hématopoïétique montrerait-il des signes d’épuisement plus évidents chez certaines personnes âgées, avec l’apparition de CHIP, d’ICUS et même de syndrome myélodysplasique ?

Les nouvelles connaissances sur les modifications associées au vieillissement de l’hématopoïèse sont fascinantes. On peut détecter des états anormaux de la fonction hématologique chez beaucoup de personnes, dont la fréquence s’accroit à mesure que l’âge augmente. Un faible pourcentage de gens présentant ces états anormaux développeront un jour une maladie hématologique. La connaissance des états précancéreux et des anomalies subcliniques de l’hématopoïèse compliquent donc l’évaluation des cytopénies présentes chez les personnes âgées. Par conséquent, l’appréciation de la possibilité d’un effet indésirable de nature hématologique doit tenir compte de ces informations.

Financement

Aucun financement en relation avec le présent article n’a été déclaré par l’auteur.

Conflits d’intérêts

L’auteur a rempli et soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. L’auteur n’a déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec le présent article.

Références

1. Santé Canada. MedEffet Canada. [en ligne] https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/medicaments-produits-sante/medeffet-canada.html (site visité le 13 mars 2019).

2. Tisdale JE, Miller DA. Drug-induced diseases: prevention, detection and management.2e éd. Bethesda : American Society of Health-System Pharmacists; 2010.1110 p.

3. Naranjo CA, Busto U, Sellers EM, Sandor P, Ruiz I, Roberts EA et coll. A method for estimating the probability of adverse drug reactions. Clin Pharmacol Ther 1981;30:239–45.
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4. Almassy S. Un cas de neutropénie secondaire à la prise de lévodopa-cardidopa. Pharmactuel 2019;52:xx-x.

5. Valent P. Low blood counts: immune mediated, idiopathic of myelodysplasia. Hematology Am Soc Hematol Educ Program 2012;2012:485–91.

6. Higgins JM. Red blood cell dynamics. Clin Lab Med 2015;35:43–57.
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7. Chung S, Park CY. Aging, hematopoiesis and the myelodysplastic syndromes. Blood Adv 2017;1:2572–78.

8. Genovese G, Kähler AK, Handsaker RE, Lindberg J, Rose SA, Bakhoum SF et coll. Clonal hematopoiesis and blood cancer risk inferred from DNA sequencing. N Engl J Med 2014;371:2477–82.
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9. Ogawa S. Genetics of MDS. Blood 2019; 133:1049–59.
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10. Bowman RL, Busque L, Levine RL. Clonal hematopoiesis and evolution to hematopoietic malignancies. Cell Stem Cell 2018;22:157–70
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Pour toute correspondance : Philippe Bouchard, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, Hôpital Maisonneuve-Rosemont, 5415, boulevard de l’Assomption, Montréal (Québec) H1T 2M4, CANADA; Téléphone : 514 252-3530; Courriel : pbouchard1.hmr@ssss.gouv.qc.ca

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PHARMACTUEL, Vol. 52, No. 2, 2019