Katherine Desforges1,2, B.Pharm., M.Sc., BCGP
Reçu le 5 décembre 2019: Accepté après révision le 6 décembre 2019
La place de l’acide acétylsalicylique (AAS) en prévention secondaire des événements cardiovasculaires n’est plus à faire1. Par contre, la place de la molécule en prévention primaire de ces événements est beaucoup plus controversée, malgré son utilisation à grande échelle2. Ainsi, selon le National Health and Nutrition Examination Survey réalisé en 2011–2012, la prise d’AAS en prévention primaire était de 28 % dans la population globale, avec une utilisation en augmentation avec l’âge jusqu’à 51 % parmi les personnes âgées de plus de 80 ans3. De plus, selon des données de 2019, aux États-Unis seulement, 36 millions d’adultes sans antécédent d’événement cardiovasculaire prenaient de l’AAS en prévention primaire4.
Les questions sont multiples quant à la place de l’AAS en prévention primaire pour les personnes âgées. En effet, des études ont démontré que la prévalence des maladies cardiovasculaires augmentait avec l’âge, jusqu’à atteindre 69 % parmi les patients entre 60 et 79 ans et 85 % parmi ceux de plus de 80 ans3. Par contre, il a aussi été prouvé que les saignements majeurs associés à la prise d’AAS augmentent avec chaque décennie après 65 ans et que ces risques s’accroissent rapidement après le début de la prise d’AAS5.
D’autres questions viennent du fait que les lignes directrices internationales, publiées à différentes époques, ont des points de vue assez différents sur le sujet. Il est à noter qu’avant 2018, seulement six études comportant des patients de plus de 65 ans avaient évalué l’utilisation de l’AAS en prévention primaire des maladies cardiovasculaires3. Ainsi, depuis 2012, l’American College of Chest Physicians recommande l’AAS à faible dose pour les patients de plus de 50 ans pour cette indication (recommandation de degré 2 B). Par contre, l’accent est mis sur l’individualisation de la thérapie, entre autres sur les facteurs de risque cardiovasculaires des patients pour qui on envisage cette thérapie3. Par la suite, en 2016, l’United States Preventive Services Task Force (USPSTF) a déterminé que, pour les patients de plus de 70 ans, les données probantes actuelles n’étaient pas suffisantes pour déterminer les avantages et les risques associés au début de la prise d’AAS (recommandation de degré I)3. D’autre part, les lignes directrices européennes, publiées la même année, ne recommandent pas l’utilisation d’AAS en prévention primaire pour les patients de tous les âges (données probantes de degré III B)6. Plus près de nous, les lignes directrices sur les antiplaquettaires de la Canadian Cardiovascular Society, publiées en 2011, recommandent quant à elles l’AAS seulement pour les patients présentant un risque vasculaire élevé et un faible risque de saignements (données probantes de degré II b, C)1.
Plus récemment, soit en mars 2019, l’American Heart Association et l’American College of Cardiology ont dégagé un consensus sur la prévention primaire de la maladie cardiovasculaire athérosclérotique3. L’attrait de ces nouvelles lignes directrices provient du fait qu’elles ont pris en compte les récentes études ASCEND (diabète), ARRIVE (risque modéré de maladies cardiovasculaires) et ASPREE (personnes âgées), toutes trois publiées en 20187–9. Cet énoncé consensuel ne recommande pas l’utilisation de l’AAS à faible dose (75–100 mg) pour les patients âgés de plus de 70 ans (données probantes de degré B, exposés à un risque de préjudice)3. Finalement, les plus récents critères de Beers publiés en 2019 recommandent la prudence face à l’utilisation de l’AAS en prévention primaire pour les patients de plus de 70 ans par manque de données probantes sur la balance des avantages et des risques. L’âge a été abaissé de 80 à 70 ans dans la version de 2019 de ces recommandations, sur la base des études publiées récemment3.
L’étude ASPREE, mentionnée précédemment, fait l’objet d’un article dans ce numéro du Pharmactuel10. Gobeil et coll., qui ont analysé cette étude, concluent que la prise d’AAS en prévention primaire pour des patients âgés de plus de 65 ans n’apportait pas d’avantages mais augmentait le risque de décès toutes causes confondues, dont le seul qui soit statistiquement significatif était le décès associé au cancer9,14. Cette étude fait l’objet de plusieurs critiques présentées dans l’article, dont l’intervalle de confiance pour le taux de mortalité près de la valeur nulle, la courte période de suivi médiane et la grande proportion de patients australiens10.
Parmi les autres critiques de l’étude, on trouve notamment le fait que le taux de maladies cardiovasculaires était plus bas que celui qui était attendu2. En effet, la littérature mentionne une diminution de la mortalité associée aux maladies cardiovasculaires de 25,3 % entre 2004 et 201411. Ceci pourrait être dû aux meilleurs traitements actuels des facteurs de risque habituels, comme la dyslipidémie et l’hypertension, ainsi que les saines habitudes de vie, dont l’arrêt tabagique et une meilleure alimentation11,12. De plus, à la fin de l’étude, seuls les deux tiers des participants prenaient encore le traitement assigné, ce qui pourrait avoir mené à une sous-estimation des avantages de l’AAS sur les paramètres d’évaluation2. Par ailleurs, le paramètre composite d’événements cardiovasculaires majeurs n’a pas été prédéterminé et est considéré comme un paramètre secondaire dans le cadre de cette sous-étude2. Finalement, l’utilisation d’un paramètre d’évaluation composite pour la mesure de l’effet de l’AAS n’est peut-être pas optimale dans le contexte où les maladies cardiovasculaires combinées ne sont pas nécessairement toutes influencées par l’AAS, comme l’insuffisance cardiaque, par exemple12.
Quelques questions sur l’AAS demeurent néanmoins, dont la dose et la formulation à utiliser ainsi que l’influence du poids et du sexe sur la dose à préconiser1,5. Ces derniers éléments doivent faire l’objet d’études plus approfondies avant d’être appliqués en pratique.
Par conséquent, des études supplémentaires qui se concentrent sur tous les éléments critiqués de l’étude ASPREE pourraient nous aider à trancher cette question qui demeure épineuse à ce jour13. Pour l’instant, la meilleure option demeure une décision prise conjointement avec le patient après une discussion sur les avantages (probablement faibles) et les risques (relativement élevés) associés au traitement.
L’auteure aimerait remercier Julie Anne Petitclerc pour ses commentaires durant la rédaction de cet éditorial. Une autorisation écrite a été obtenue de cette personne.
Aucun financement en relation avec le présent article n’a été déclaré par l’auteure.
L’auteure a rempli et soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. L’auteure n’a déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec le présent article.
1. Marquis-Gravel G, Roe MT, Harrington RA, Muñoz D, Hernandez AF, Jones WS. Revisiting the role of aspirin for the primary prevention of cardiovascular disease. Circulation 2019;140: 1115–24.
2. Thompson D. Should aspirin be used for primary prevention in the healthy elderly? Evid Based Nurs 2019;22:115.
3. Lewis J, Bethishou L, Tsu LV. Aspirin use for primary prevention of cardiovascular disease in older patients: a review of clinical guidelines and updated evidence. Sr Care Pharm 2019; 34:580–94.
4. Saad M, Abdelaziz HK, Mehta JL. Aspirin for primary prevention in the elderly. Aging (Albany NY) 2019;11:6618–9.
5. Hirsch C. In healthy older adults, aspirin did not affect disability-free survival or CVD but increased death and bleeding. Ann Intern Med 2019;170:JC3.
6. Piepoli MF, Hoes AW, Agewall S, Albus C, Brotons C, Catapano AL et coll; ESC Scientific Document Group. 2016 European guidelines on cardiovascular disease prevention in clinical practice: The sixth joint task force of the European Society of Cardiology and other societies on cardiovascular disease prevention in clinical practice (constituted by representatives of 10 societies and by invited experts); developed with the special contribution of the European Association for Cardiovascular Prevention and Rehabilitation (EACPR). Eur Heart J 2016;37: 2315–81.
7. ASCEND Study Collaborative Group, Bowman L, Mafham M, Wallendszus K, Stevens W, Buck G, Barton J et coll. Effects of aspirin on primary prevention in persons with diabetes mellitus. N Engl J Med 2018;379:1529–39.
8. Gaziano JM, Brotons C, Coppolecchia R, Cricelli C, Darius H, Gorelick PB et coll; ARRIVE Executive Committee. Use of aspirin to reduce risk of initial vascular events in patients at moderate risk of cardiovascular disease (ARRIVE): a randomized, double-blind, placebo-controlled trial. Lancet 2018;392:1036–46.
9. McNeil JJ, Nelson MR, Woods RL, Lockery JE, Wolfe R, Reid CM et coll; ASPREE Investigator Group. Effect of aspirin on all-cause mortality in the healthy elderly. N Engl J Med 2018;379; 1519–28.
10. Gobeil S, Gobeil M, Turcotte O, Mallet L. Étude ASPREE: la prise chronique d’acide acétylsalicylique en prévention primaire chez les personnes âgées mène-t-elle à plus de décès toutes causes comparativement au placebo? Pharmactuel;53:page numbers when known.
11. Carson E, Hemenway AN. Recent evidence examining ef ficacy and safety of aspirin for primary cardiovascular disease prevention. Ann Pharmacother 2019;53:738–45.
12. Knickelbine T, Miedema MD. Aspirin for primary prevention of cardiovascular disease: is it time to move on? Curr Opin Cardiol 2019;34:510–3.
13. Galli M, Andreotti F, D’Amario D, Vergallo R, Montone RA, Porto I et coll. Aspirin in primary prevention of cardiovascular disease in the elderly. Eur Heart J Cardiovasc Pharmacother 2019;[Diffusion en ligne avant impression].
PHARMACTUEL, Vol. 53, No. 1, 2020