60 ans de non-reconnaissance… faut-il renoncer à des spécialités en pharmacie?

Jean-François Bussières , B.Pharm., M.Sc., FCSHP, FOPQ 1,2, Marc Parent , B.Pharm., M.Sc., BPS, FOPQ 3

1 Pharmacien, chef, Unité de recherche en pratique pharmaceutique et Département de pharmacie, Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, Montréal (Québec) Canada ;
2 Professeur titulaire de clinique, Faculté de pharmacie, Université de Montréal, Montréal (Québec) Canada ;
3 Pharmacien, Centre hospitalier universitaire de Québec, Québec (Québec) Canada

Reçu le 22 avril 2021: Accepté après révision le 3 mai 2021

On pouvait lire dans l’édition du Devoir du 14 juillet 1961 que « l’Université de Montréal préparera des spécialistes »1. On apprend à cette époque que la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal « a créé récemment un enseignement de pharmacie d’hôpital afin de permettre au bachelier en pharmacie qui le désire de se spécialiser dans la pratique de la pharmacie d’hôpital. Cet enseignement est à la fois théorique et pratique. Il suppose une cinquième année d’études et conduit à l’obtention d’un diplôme en pharmacie d’hôpital. […] La Faculté de pharmacie est d’avis que l’instauration de cet enseignement qui permettra de former des pharmaciens «spécialistes» face aux responsabilités toujours croissantes du pharmacien à l’hôpital représente un progrès remarquable pour la protection de la santé publique »1. L’année 2021 marque le 60e anniversaire de la création de ce programme! C’est un triste anniversaire.

Pourtant, la profession de pharmacien s’est mobilisée depuis. En 1992, Marc Parent a effectué des démarches pour que soit reconnue sa certification en pharmacothérapie obtenue auprès du Board of Pharmaceutical Specialties (BPS) américain2. Bien qu’un projet de règlement visant à reconnaître la certification des pharmaciens spécialistes ait été rédigé à l’époque par l’Ordre des pharmaciens du Québec, le dossier a achoppé. En 2004, Marc Parent et Jean-François Bussières publiaient deux articles de synthèse sur l’histoire de la spécialisation dans le domaine de la santé2,3. Ces articles démontraient la nécessité de reconnaître également des spécialités en pharmacie, comme cela s’est fait dans plusieurs autres disciplines du domaine de la santé. En 2021, le système professionnel québécois reconnaît 60 spécialités en médecine, 18 spécialités en médecine vétérinaire, huit spécialités en médecine dentaire, cinq spécialités en soins infirmiers et une spécialité en chimie (biochimie clinique)48.

L’Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (A.P.E.S.) soutient l’instauration d’une pratique spécialisée depuis plusieurs décennies, notamment avec la mise en place de regroupements de pharmaciens experts (création des regroupements de spécialités professionnelles ou cliniques [SPOC] dès 1985), le soutien professionnel à de nombreuses initiatives (p. ex., groupe de travail sur les préparations stériles et non stériles), l’offre variée de formation continue et la participation à la publication de guides de pratique, notamment en oncologie, en soins pharmaceutiques généraux et en infectiologie913.

En vertu de l’article 26 de la Loi sur la pharmacie, l’Ordre dispose d’une disposition juridique lui permettant de décerner un certificat de spécialiste depuis 1973, pour autant que la formation requise pour ce certificat de spécialiste soit reconnue par le Code des professions14. Mais le Code des professions demeure silencieux sur la reconnaissance de la maîtrise en pharmacothérapie avancée!

Dans la foulée des travaux ayant mené à l’adoption du projet de loi 90 en 2003, l’Ordre des pharmaciens du Québec a mis en place un premier comité sur la spécialisation en pharmacie en 2003. Ce comité a déposé en février 2004 un rapport comportant sept recommandations et concluant à la nécessité de reconnaître le diplôme professionnel de deuxième cycle en pharmacie, accompagné d’une certification du BPS, comme préalable à la délivrance d’un certificat de spécialiste en pharmacie15. À la suite de ce rapport, le Bureau de l’Ordre a mandaté un deuxième comité pour poursuivre le balisage et la réflexion concernant la spécialisation. Le comité a par la suite soumis un rapport au Bureau de l’Ordre en mars 2007, reprenant l’argumentaire du premier rapport et recommandant la délivrance d’un certificat de spécialiste aux détenteurs du même diplôme, sans recours au processus de certification américain16,17. Pour faire suite à ces travaux, le Bureau de l’Ordre a mandaté un troisième comité sur le sujet comportant une représentation élargie des parties prenantes en pharmacie18. Ce comité a également soutenu la reconnaissance de spécialités en pharmacie1921. On peut notamment lire dans le rapport du comité que « tout est en place pour reconnaître une première spécialité en pharmacie. La formation existe déjà depuis 50 ans et est mise à jour régulièrement, son apport est reconnu par le ministère de l’Éducation et les principaux groupes de professionnels de la santé. La spécialité n’engendre pas de coûts supplémentaires et permet de retenir dans le réseau public des forces vives essentielles, en plus d’en attirer de nouvelles. En outre, elle perpétue la tradition du Québec comme pionnier dans l’évolution de son système professionnel. Le comité sur la spécialisation en pharmacie souhaite qu’à la lecture du présent document, les autorités politiques et réglementaires acquiescent à la demande de l’OPQ et enclenchent les processus requis afin de créer cette nouvelle spécialité en vue de protéger les nombreux acquis pour la population »21.

En réponse à ce consensus, les facultés de pharmacie de l’Université de Montréal et de l’Université Laval ont fait évoluer le cursus du diplôme professionnel de deuxième cycle en pharmacie d’hôpital en le renommant « maîtrise en pharmacothérapie avancée ». Au fil du temps, dans les coulisses du pouvoir, on a entendu plus d’une fois des appuis francs à cette reconnaissance et à l’ajout de la maîtrise en pharmacothérapie avancée au Code des professions. Toutefois, au 1er juillet 2021, ce programme de formation essentiel à la prestation de services et de soins pharmaceutiques complexes au Québec demeure non reconnu. Il accueille pourtant près de 100 résidents en pharmacie par année dont la formation est financée par le gouvernement du Québec.

Que faut-il de plus pour reconnaître une première spécialité en pharmacie? Certains pensent que les avancées du projet de loi 31 rendent inutile cette reconnaissance. En médecine, la différenciation souhaitée dans la formation et l’exercice n’a rien à voir avec le contenu de la Loi médicale, qui est la même pour tous. La spécialisation d’une profession repose avant tout sur la formation requise et se vérifie par une pratique différenciée, une hiérarchisation des services et des soins, et une représentation prévisible des détenteurs de ces certificats de spécialiste dans les instances applicables. D’autres aimeraient que soient reconnues avant tout d’autres surspécialités (p. ex., reconnaître la pratique pharmaceutique spécialisée en oncologie avant de reconnaître la formation de pharmacothérapie avancée). La maîtrise en pharmacothérapie avancée n’est pas un caprice ni une formation optionnelle. Le contenu du programme est distinct, complémentaire à la formation de base des pharmaciens et essentiel pour assurer des services et des soins adéquats et répondre aux besoins spécifiques des patients traités dans les établissements de santé du Québec. Pour tous ces travaux menés, nous comprenons que la reconnaissance repose avant tout sur des programmes de formation reconnus et offerts au Québec. La maîtrise en pharmacothérapie avancée fête son 60e anniversaire cette année.

Après plus ou moins 35 ans d’exercice comme pharmaciens hospitaliers, nous continuons de penser, chacun de nous, que la protection du public et la qualité des services et des soins pharmaceutiques offerts à la population québécoise profiteraient d’une reconnaissance officielle, bien que tardive, de cette formation offerte au Québec depuis 60 ans! 2021 marque un triste anniversaire… de NON-reconnaissance. À moins que cette année ne soit l’occasion de corriger le tir. Les autorités gouvernementales ont une bonne occasion de donner au Québec le moyen de continuer d’innover en pharmacie. Auront-elles le courage de le faire?

Financement

Aucun financement en relation avec le présent article n’a été déclaré par les auteurs.

Conflits d’intérêts

Tous les auteurs ont rempli et soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. Jean-François Bussières est membre du comité de rédaction de Pharmactuel . Les deux auteurs ont participé à certains des travaux visant à reconnaître la spécialisation en pharmacie.

Références

1. Anonyme. Pharmacie d’hôpital : l’U de M. préparera des spécialistes. Le Devoir, Montréal, 14 juillet 1961.

2. Bussières JF, Parent M. Histoire de la spécialisation en santé au Québec – 1re partie. Pharmactuel 2004;37:39–50.

3. Bussières JF, Parent M. Histoire de la spécialisation en santé au Québec – 2e partie. Pharmactuel 2004;37:90–102.

4. LégisQuébec. Règlement sur les spécialités médicales. [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cr/M-9,%20r.%2026.1%20/ (site visité le 20 avril 2021).

5. LégisQuébec. Règlement sur les conditions et modalités de délivrance des permis et des certificats de spécialistes de l’Ordre professionnel des médecins vétérinaires du Québec. [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cr/M-8,%20r.%207%20/ (site visité le 20 avril 2021).

6. LégisQuébec. Règlement sur les conditions et modalités de délivrance des permis et des certificats de spécialistes de l’Ordre des dentistes du Québec [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cr/D-3,%20r.%2014%20/ (site visité le 20 avril 2021).

7. LégisQuébec. Règlement sur les classes de spécialités d’infirmière praticienne spécialisée. [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cr/i-8,%20r.%208 (site visité le 20 avril 2021).

8. LégisQuébec. Règlement sur les spécialités de l’Ordre des chimistes du Québec. [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cr/C-15,%20r.%2014%20/ (site visité le 20 avril 2021).

9. Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec. Fil chronologique des événements. [en ligne] https://www.apesquebec.org/lapes/histoire/histoire-de-la-pharmacie-hospitaliere-au-quebec/fil-des-evenements/evenements-en (site visité le 20 avril 2021).

10. Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec. Groupes de travail. [en ligne] https://www.apesquebec.org/lapes/comites-groupes-de-travail-et-regroupements-de-pharmaciens-experts/groupes-de-travail (site visité le 20 avril 2021).

11. Ministère de la santé et des services sociaux. Recommandations sur le rôle du pharmacien en oncologie dans les établissements de santé. 2016. [en ligne] https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2016/16-902-06W.pdf (site visité le 20 avril 2021).

12. Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec. Recommandations sur la pratique de la pharmacie en établissement : axe soins pharmaceutiques. 2018. [en ligne] https://www.apesquebec.org/actualite/recommandations-sur-la-pratique-de-la-pharmacie-en-etablissement-axe-soins-pharmaceutiques (site visité le 20 avril 2021).

13. Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec. Rôle du pharmacien d’établissement en infectiologie. 2021. [en ligne] https://www.apesquebec.org/sites/default/files/publications/ouvrages_specialises/20210323_RPEI_GDP_vf.pdf (site visité le 20 avril 2021).

14. LégisQuébec. Loi sur la pharmacie. Article 26. [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cs/p-10 (site visité le 20 avril 2021).

15. Ordre des pharmaciens du Québec. Comité sur les spécialités. Rapport présenté au Bureau le 27 février 2004. 35 pages.

16. Ordre des pharmaciens du Québec. Comité sur les spécialités. Mémoire soutenant le développement de spécialités en pharmacie. 8 mars 2007. 40 pages.

17. Ordre des pharmaciens du Québec. Dossier des spécialités : mise à jour. Bulletin L’Interaction 2009; mars:1.

18. Ordre des pharmaciens du Québec. La reconnaissance d’une spécialité en pharmacie. Bulletin L’Interaction 2011; avril:1–2.

19. Ordre des pharmaciens du Québec. La spécialisation en pharmacie, une réponse aux besoins de la population québécoise. Reconnaissance d’une spécialité en pharmacothérapie avancée. 2012. [en ligne] https://www.opq.org/wp-content/uploads/2020/03/1344_38_fr-ca_0_rapport_specialisation_pharmacie.pdf (site visité le 20 avril 2021).

20. Ordre des pharmaciens du Québec. Des réponses aux questions courantes sur la reconnaissance de la spécialisation en pharmacothérapie avancée. 2012. [en ligne] https://www.opq.org/wp-content/uploads/2020/03/specialisation_fiche2.pdf (site visité le 20 avril 2021).

21. Ordre des pharmaciens du Québec. Un enjeu important pour la profession et pour la population. Bulletin L’Interaction septembre-octobre 2012;5:15–8.



Pour toute correspondance : Jean-François Bussières, Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, 3175, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, Montréal (Québec) H3T 1C5, Canada; Téléphone : 514 345-4603; Courriel : jf.bussieres@ssss.gouv.qc.ca

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PHARMACTUEL , Vol. 54 , No. 3, 2021