L’antibiogouvernance basée sur des données probantes : quelles données ?

Élise Fortin, Ph.D.1,2,3, Caroline Sirois, B.Pharm., Ph.D.1,4,5,6

1 Chercheuse d’établissement et chercheuse associée, Institut national de santé publique du Québec, Québec (Québec) Canada;
2 Professeure associée, Département de médecine sociale et préventive, Université Laval, Québec (Québec) Canada;
3 Professeure associée, Département de microbiologie, infectiologie et immunologie, Université de Montréal, Montréal (Québec) Canada;
4 Professeure agrégée, Faculté de pharmacie, Université Laval, Québec (Québec) Canada;
5 Chercheuse, Centre d’excellence sur le vieillissement de Québec, Québec (Québec) Canada;
6 Chercheuse, VITAM, Centre de recherche en santé durable, Québec (Québec) Canada

Reçu le 30 novembre 2021: Accepté après révision le 3 décembre 2021

Depuis quelques années, l’Organisation mondiale de la Santé présente l’antibiorésistance comme l’une des dix menaces les plus importantes pour la santé globale1. L’exposition aux antibiotiques est un déterminant majeur de l’antibiorésistance puisqu’elle contribue à la sélection de bactéries résistantes. Dans ce contexte, l’utilisation judicieuse des antibiotiques doit être une priorité reflétée par l’élaboration et l’application de programmes d’antibiogouvernance. De tels programmes existent depuis longtemps en milieu hospitalier2. Ils font l’objet de recommandations officielles et de programmes d’agrément détaillant, entre autres, la composition des comités d’antibiogouvernance, les rôles et les responsabilités, ainsi que la démarche cyclique à suivre afin d’améliorer les pratiques24. Les programmes ou activités d’antibiogouvernance sont moins élaborés et répandus dans la communauté et les centres d’hébergement en soins de longue durée (CHSLD), bien qu’ils existent.

L’évaluation critique préparée par Gauthier et coll. et publiée dans ce numéro du Pharmactuel décrit les efforts d’une équipe cherchant à démontrer l’efficacité d’un ensemble d’interventions destinées à améliorer l’usage des antibiotiques en cas de diagnostic incertain de cystite en CHSLD5,6. Les auteurs de l’évaluation soulignent que certaines interventions pourraient être appliquées au Québec, tout en énumérant les défis à relever. Parmi les interventions figure la surveillance, et parmi les défis, l’accès aux données. Nous aimerions insister sur l’importance de ces deux éléments indissociables dans la lutte contre l’antibiorésistance.

La surveillance de l’utilisation des antibiotiques et des infections résistantes est l’un des piliers de l’antibiogouvernance, et le ministère de la Santé et des Services sociaux la présente comme une activité essentielle à la prévention et au contrôle des infections nosocomiales2,4. En effet, comment établir les interventions nécessaires et comment convaincre les collègues sans un portrait (récent) de la situation ? Comment évaluer le succès de ces interventions sans une description de l’évolution temporelle de la situation ? Or, que ce soit au niveau local ou provincial, l’accessibilité des données nécessaires à cette surveillance ne va pas de soi.

En centre hospitalier, malgré les bases solides mentionnées plus haut, une valorisation des outils technologiques est souhaitable. Mélanie Gilbert soulevait ce point en 2020 dans un éditorial de Pharmactuel sur la documentation des interventions pharmaceutiques en antibiogouvernance, rappelant l’avantage que cela représente pour limiter les effets de la pénurie de main-d’œuvre7. La production des indicateurs de surveillance est également grandement accélérée par le recours à des logiciels prévus à cet effet, à condition de bien connaître leurs fonctionnalités, et elle peut faciliter les comparaisons externes lorsque les différents logiciels offrent les mêmes indicateurs8,9.

L’antibiogouvernance communautaire est moins développée. Des initiatives locales sont mises en œuvre, mais peu publicisées, ce qui limite les possibilités de comparaisons externes. L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux publie des guides sur l’usage optimal des antibiotiques dans le traitement des infections courantes10. Des travaux de l’Institut national de santé publique du Québec ont démontré que des données médico-administratives pourraient être utilisées pour dresser un portrait québécois périodique des taux d’utilisation des antibiotiques ainsi que de la concordance des ordonnances avec les guides cliniques1113. L’indication de traitement n’est pas documentée dans les données des services pharmaceutiques de la Régie de l’assurance maladie du Québec, mais elle peut être imputée à l’aide d’algorithmes de jumelage avec les données des services médicaux rémunérés à l’acte, lorsque le diagnostic y est documenté (ce qui est loin d’être la norme)12,14. L’absence de durée de traitement fiable est toutefois plus limitante, puisque l’information présente, soit la quantité totale servie en pharmacie, est insuffisante pour distinguer, par exemple, des traitements trop longs à dosage faible de traitements courts à dosage élevé.

Les CHSLD se situent entre le milieu hospitalier et la communauté. Normalement peu visibles, ils font régulièrement les manchettes depuis la première vague de COVID-19 qui les avait particulièrement touchés. En septembre 2021, la commissaire à la santé et au bien-être déplorait le fait que les données administratives sur les CHSLD étaient maintenant agrégées par Centre intégré de santé et de services sociaux/Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux15. Cette réalité complique singulièrement une éventuelle démarche d’étalonnage destinée à offrir des comparatifs externes aux installations ou à dresser un portrait détaillé de la situation au Québec, par exemple. L’antibiogouvernance peut néanmoins s’exercer localement dans les CHSLD, comme expliqué dans le Cadre de référence à l’intention des établissements de santé et de services sociaux du Québec pour la prévention et le contrôle des infections nosocomiales 4. Encore faut-il en avoir les moyens alors que les effectifs en CHSLD sont limités et changeants, et que des outils technologiques, comme les dossiers-patients électroniques, ne sont pas implantés partout15,16.

L’article de Nace et coll. démontre l’intérêt d’effectuer des activités d’antibiogouvernance dans les milieux de vie pour aînés, tout particulièrement pour le traitement des infections urinaires6. Le fait que cet article fasse l’objet d’une évaluation critique dans Pharmactuel laisse penser que le sujet est tout aussi pertinent pour les CHSLD québécois5. Les deux publications soulignent ainsi le manque d’information de base sur un thème connu depuis longtemps et offrent une solution. Des ressources informatiques et informationnelles permettant de documenter ces activités existent, il faut toutefois qu’il y ait une volonté pour qu’elles deviennent la norme de soins. Il nous tarde de lire le résultat de vos propres activités d’antibiogouvernance en CHSLD.

Le texte représente la position personnelle des autrices et non celle de leur institution .

Financement

Aucun financement en relation avec le présent article n’a été déclaré par les auteurs.

Conflits d’intérêts

Les auteurs ont rempli et soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec le présent article.

Références

1. World Health Organization. Ten threats to global health in 2019. [en ligne] https://www.who.int/news-room/spotlight/ten-threats-to-global-health-in-2019 (site visité le 14 janvier 2022).

2. Conseil du médicament. Cadre de référence relatif à l’usage optimal des anti-infectieux et au suivi de l’utilisation de ces médicaments en milieu hospitalier. Québec : Conseil du médicament; 2008. [en ligne] http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1565777 (site visité le 14 janvier 2022).

3. Health Standards Organization. HSO Antimicrobial Stewardship Program. Ottawa: Health Standards Organization; 2020 32 p.

4. Ministère de la Santé et des Services sociaux. La prévention et le contrôle des infections nosocomiales : Cadre de référence à l’intention des établissements de santé du Québec. Mise à jour 2017. [en ligne] https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2017/17-209-01W.pdf (site visité le 14 janvier 2022).

5. Gauthier S, Morissette T, Nguyen K, Phuong C, Mallet L. Programme d’antibiogouvernance à stratégies multiples pour le traitement de la cystite non compliquée chez les usagers vivant en établissement de soins de longue durée. Pharmactuel 2022;55:9–13.

6. Nace DA, Hanlon JT, Crnich CJ, Drinka PJ, Schweon SJ, Anderson G et al. A multifaceted antimicrobial stewardship program for the treatment of uncomplicated cystitis in nursing home residents. JAMA Internal Medicine 2020; 180:944–51.
cross-ref  pubmed  pmc  

7. Gilbert M. La technologie au service de la documentation des interventions pharmaceutiques en antibiogouvernance. Pharmactuel 2020;53:163–4.

8. Dolcé L, Quach C, Thirion DJ, Bergeron L, Gonzales M, Papenburg J et al. Surveillance of antimicrobial use in Québec acute-care hospitals: A survey. JAMMI 2018;3:37–46.

9. Perron J, Gilbert M, Nault V, Beaudoin M, Valiquette L. Optimiser la prescription d’antimicrobiens : une solution informatisée. Pharmactuel 2013;46:40–5.

10. INESSS. Guides cliniques en antibiothérapie - Série I; 6 juillet 2017. [en ligne]. https://www.inesss.qc.ca/outils-cliniques/outils-cliniques/outils-par-types/guides-dusage-optimal.html (site visité le 14 janvier 2022).

11. Fortin É, Jean S, Sirois C, Simard M, Irace-Cima A, Émond V et al. Chronic respiratory disease should be considered when interpreting indicators of community antimicrobial use in people over 65 years old. Can J Public Health 2020;111:443–7.
cross-ref  pubmed  pmc  

12. Fortin É, Deceuninck G, Sirois C, Quach C, Simard M, Jean S et al. Presence of chronic diseases and compliance with Québec provincial guidelines for outpatient antibiotic prescription, Québec, Canada, 2010–2017. Open Forum Infectious Diseases. 4 déc 2021;8(Supplement_1):S164–S164.
cross-ref  

13. Fortin É, Sirois C, Quach C, Simard M, Jean S, Irace-Cima A et al. Variations in rates of antimicrobial use in the community, in relation to the presence of chronic diseases, Québec, Canada, 2014–2017. Open Forum Infectious Diseases. 4 déc 2021;8(Supplement_1):S183–S183.
cross-ref  

14. Cadieux G, Tamblyn R. Accuracy of physician billing claims for identifying acute respiratory infections in primary care. Health Serv Res 2008;43:2223–38.
cross-ref  pubmed  pmc  

15. Commissaire à la santé et au bien-être. Mandat sur la performance des soins et services aux aînés – COVID-19 - Rapport préliminaire. [en ligne]. Québec : Gouvernement du Québec; 2021 p. 25. Disponible: https://www.csbe.gouv.qc.ca/aines-covid19/mandat/constats-preliminaires.html (site visité le 14 janvier 2022).

16. Gentile D. Une moyenne de 14 médicaments par résident dans les CHSLD. Radio-Canada. 20 mars 2018. [en ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1090264/sante-publique-chsld-medicaments-prescriptions (site visité le 14 janvier 2022).



Pour toute correspondance: Élise Fortin, Institut national de santé publique du Québec, 2400, avenue d’Estimauville, Québec (Québec), G1E 7G9, CANADA; Téléphone : 418 650-5115 poste 6319; Courriel : elise.fortin@inspq.qc.ca

(Return to Top)


PHARMACTUEL , Vol. 55 , No. 1 , 2022