La pharmacoéconomie est-elle obsolète?

Martin Darveau, B.Pharm., M.Sc.1,2

1Pharmacien, chef, CHU de Québec–Université Laval, Québec (Québec) Canada;
2Membre sortant (mai 2022), Comité scientifique de l’évaluation des médicaments aux fins d’inscription, Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, Québec (Québec) Canada

Reçu le 28 août 2022: Accepté après révision le 11 octobre 2022

En mars 2022, l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) montrait que la dépense annuelle en médicaments anticancéreux dans les établissements de santé au Québec avait pratiquement triplée en cinq ans, passant d’environ 250 millions $ CA en 2017 à près de 700 millions $ CA en 2022, sans qu’une stabilisation de la progression soit entrevue1. Dans un récent article de Pharmactuel, Jacolin et coll. faisaient également cette observation, précisant que les dépenses de la classe thérapeutique 10:00 (oncologie) correspondent à plus de 50 % des dépenses totales de médicaments en établissement2. Comment expliquer cette importante courbe ascendante en si peu de temps?

Les constats qui précèdent pourraient notamment refléter un meilleur accès aux médicaments, ce qui est évidemment souhaitable tant que des gains de santé en découlent et que la capacité de l’État est respectée. Toutefois, lorsque le coût est mis en relation avec les bénéfices obtenus, il n’est pas rare de voir un ratio pharmacoéconomique incrémental bien au-delà de 100 000 $ CA/QALY gagnée (quality-adjusted life year, ou année de vie pondérée par la qualité), surtout en oncologie où il avoisine parfois les 300 000 $ CA/QALY gagnée.

J’ai fait mes premières évaluations de médicaments aux fins d’inscription au Conseil du médicament en 2004. En janvier 2011, l’INESSS succédait au Conseil du médicament3. Après plus de 15 ans à évaluer des médicaments, je constate que, bien qu’elles aient évolué, les bases de l’évaluation n’ont pas changé et comportent essentiellement trois étapes principales: 1) évaluation des données scientifiques disponibles, 2) évaluation des gains de santé obtenus et 3) évaluation des aspects économiques quand la valeur thérapeutique est reconnue.

Introduire un discours économique dans l’évaluation des médicaments constitue certainement un défi important. Dans notre échelle de valeurs sociétales, il n’est pas intuitif de limiter l’accès à un médicament pour des motifs économiques. C’est pour cette raison que l’évaluation des aspects économiques entourant les médicaments ne doit pas se faire sur une base arbitraire, mais bien scientifique. Contrairement aux analyses d’impact budgétaire, les analyses pharmacoéconomiques ne mesurent pas la dépense ou la capacité de payer, mais plutôt l’efficience. Elles nous renseignent sur le rapport entre les ressources utilisées et les gains de santé obtenus. Bien que les ratios obtenus puissent être empreints d’incertitude, il est important de mentionner que les modèles pharmacoéconomiques sont construits à partir des données cliniques. Or, plus ces dernières sont faibles, plus l’incertitude économique est grande. En général, des gains de santé importants reposant sur des paramètres robustes produiront un ratio pharmacoéconomique favorable malgré un coût élevé du médicament. D’ailleurs, l’évaluation pharmacoéconomique de certains médicaments contre l’hépatite C en 2015 en témoigne4.

Déjà 10 ans auparavant, conscient de l’importance du coût des médicaments, le gouvernement du Québec envisageait la possibilité de conclure des ententes d’inscription avec les fabricants dans le but, entre autres, d’accroître l’accès aux médicaments. En octobre 2011, le ministre de la Santé et des Services sociaux demandait à l’INESSS de voir si certains autres paramètres de l’évaluation de quatre médicaments anticancéreux, refusés pour des considérations de nature économique, pourraient être analysés en fonction de principes émergents5. En 2012, l’INESSS poursuivait sa réfléxion6. Ces travaux ont mis en lumière le fait que plusieurs juridictions adoptaient, en effet, des stratégies de négociation avec les fabricants afin d’augmenter l’accès à certains médicaments6. En avril 2015, l’Assemblée nationale du Québec adoptait le projet de loi no 28 permettant au ministre de la Santé et des Services sociaux de conclure des ententes d’inscription7. Cette même année, le Québec ralliait l’Alliance pancanadienne pharmaceutique8. Cette date marqua un point tournant dans l’accès aux médicaments au Québec, mais aussi dans leur évaluation.

Pour accomplir pleinement son mandat, l’INESSS doit faire des recommandations qui tiennent compte des aspects économiques lorsque la valeur thérapeutique d’un médicament est reconnue9. Dans son rapport de 2012, l’INESSS estimait ainsi qu’il était raisonnable de conclure des ententes d’inscription entre le ministre et les fabricants afin d’augmenter l’accès aux médicaments6. Le succès à long terme de cette stratégie devait toutefois reposer sur l’intégration transversale et transparente de ses analyses pharmacoéconomiques dans le but d’éviter des décisions purement monétaires en silo. Toute autre approche fragiliserait immanquablement la cohérence des décisions à long terme. Les différents types de recommandations émises par le Comité scientifique d’évaluation des médicaments aux fins d’inscription (CSEMI) au fil du temps témoignent de cette volonté de guider le ministre sur l’atténuation du fardeau économique.

Les dernières années furent sans contredit des années cruciales dans l’évolution des traitements médicamenteux en oncologie. En novembre 2012, l’INESSS recommandait l’ajout de la première immunothérapie aux listes de médicaments pour le traitement du mélanome métastatique10. L’année suivante, l’immunothérapie était considérée comme une percée clinique majeure et un point tournant dans la progression des traitements anticancéreux11. Ces avancées importantes traçaient la voie à une augmentation de l’accès aux nouveaux traitements, mais créaient également des attentes grandissantes. En effet, consciente des préoccupations de la société en matière de cancer, l’INESSS étudiait déjà dès 2010 la possibilité de rendre accessibles des médicaments à caractère prometteur mais dont les données probantes étaient jugées insuffisantes6. L’évaluation des nouveaux médicaments est notamment tributaire de la qualité des données que Santé Canada exige des fabricants. Il y a 15 ans, les études cliniques non comparatives de phase II étaient peu considérées dans l’évaluation des médicaments aux fins d’inscription. Aujourd’hui, par contre, ce niveau de preuves constitue parfois l’une des seules sources de données. La capacité à déterminer la valeur thérapeutique d’un médicament sur de telles études et à en faire l’analyse pharmacoéconomique représente un réel défi.

La pharmacoéconomie est-elle encore utile? Bien sûr, voire plus que jamais. Bien que les quelques éléments nommés précédemment montrent que l’environnement entourant l’évaluation des médicaments aux fins d’inscription a changé durant les dernières années, l’analyse pharmacoéconomique demeure un outil utile à la prise de décision. Elle est nécessaire pour garantir un accès aux médicaments juste, raisonnable et équitable. Le CSEMI doit continuer à adapter son approche lors de l’appréciation des analyses pharmacoéconomiques, notamment en s’appuyant sur des données réelles d’utilisation des médicaments (real-world evidence) et en considérant le financement axé sur les patients (coût par parcours de soins et de services)2. Ainsi, ces données, qui seront un jour disponibles en établissement, pourraient être appliquées directement à l’évaluation ou à la réévaluation de la valeur pharmacoéconomique en situation réelle. Il y a donc une place importante pour la pharmacoéconomie au sein des établissements. C’est pourquoi les départements de pharmacie doivent s’y intéresser et doivent tisser des liens avec l’INESSS.

Le contexte politique, économique et sociétal dans lequel le CSEMI fait ses évaluations continuera d’évoluer. Malgré tout, le CSEMI doit suivre la voie tracée au fil du temps, empreinte d’indépendance scientifique, en maintenant et en réaffirmant son rôle et son leadership parmi les différents acteurs de l’évaluation des médicaments.

Financement

L’auteur n’a déclaré aucun financement lié au présent article.

Conflits d’intérêts

L’auteur a soumis le formulaire de l’ICMJE pour la divulgation de conflits d’intérêts potentiels. L’auteur n’a déclaré aucun conflit d’intérêts lié à cet article.

Références

1. Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. Bulletin de veille stratégique n°3–Coûts des médicaments: suivi des dépenses au Québec, et des tendances (mars 2022). [en ligne] https://www.inesss.qc.ca/metho-et-veille/demarche/nos-publications-de-veille-strategique/tendances-des-depenses-et-des-developpements-technologiques-en-medicaments.html (site visité le 18 août 2022).

2. Jacolin C, Lebel D, Bussières JF. Êtes-vous prêts à intégrer le financement à l’activité en pharmacie hospitalière? Pharmactuel 2022;55:80–3.

3. Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. Rapport annuel de gestion 2010–2011. [en ligne] https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/DocuAdmin/RAG/rag_inesss_1011_web.pdf (site visité le 18 août 2022).

4. Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. HarvoniMD et Holkira PakMD–Hépatite C chronique de génotype 1 (juillet 2015). [en ligne] https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/Inscription_medicaments/Avis_au_ministre/Juillet_2015/Harvoni-et-Holkira-Pak_2015_07_cav.pdf (site visité le 18 août 2022).

5. Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. Projet pilote sur l’évaluation de quatre médicaments anticancéreux (18 novembre 2011). [en ligne] https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/Inscription_medicaments/Avis_au_ministre/ProjetPilote_Cancer/Document_synthese_final_CAV.pdf (site visité le 18 août 2022).

6. Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. Accessibilité à des médicaments anticancéreux à caractère jugé prometteur–État des lieux et bilan du projet pilote (septembre 2012). [en ligne] https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/Rapports/Medicaments/INESSS_Accessibilite_medicaments_anticancereux_prometteurs.pdf (site visité le 18 août 2022).

7. Assemblée nationale du Québec. Loi concernant principalement la mise en œuvre de certaines dispositions du discours sur le budget du 4 juin 2014 et visant le retour à l’équilibre budgétaire en 2015–2016. [en ligne] http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-28-41-1.html (site visité le 18 août 2022).

8. Alliance pancanadienne pharmaceutique. Au sujet de l’APP. [en ligne] https://www.pcpacanada.ca/fr/au-sujet-de-l-APP (site visité le 18 août 2022).

9. Loi sur l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. L.R.Q., c.I-13.03, art. 1-103 (1er avril 2022). [en ligne] http://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cs/i-13.03 (site visité le 18 août 2022).

10. Institut national d’excellence en santé et en services sociaux. YervoyMD – Mélanome avancé ou métastatique (2012). [en ligne] https://www.inesss.qc.ca/fileadmin/doc/INESSS/Inscription_medicaments/Avis_au_ministre/Novembre_2012/Yervoy_2012_11_CAV.pdf (site visité le 18 août 2022).

11. Couzin-Frankel J. Breakthrough of the year 2013. Science 2013;342:1432–3.
cross-ref  pubmed  


Pour toute correspondance: Martin Darveau, CHU de Québec–Université Laval, 11, côte du Palais, Québec (Québec) G1R 2J6, CANADA; Téléphone: 418-525-4444; Courriel: martin.darveau@chudequebec.ca

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PHARMACTUEL, Vol. 55, No. 4, 2022